VENDEZ PLUS !
Si les situations décrites dans cet article
semblent plus vraies que nature,
c’est parce qu’elles le sont :
dans la réalité, tout est moins simple…
Je voudrais vous raconter l’histoire d’une entreprise que j’ai vu fonctionner de près, et qui m’a offert une illustration saisissante de certains éléments de la pensée systémique.
C’est une entreprise d’une soixantaine de personnes qui vend et installe des systèmes techniques pour les bâtiments. Elle existe depuis 15 ans, a eu son heure de gloire, puis après moult erreurs stratégiques et dépenses incontrôlées a périclité et a finalement été rachetée par un de ses concurrents… 4 fois plus petit qu’elle. Après ce rachat, très douloureusement vécu par des salariés que l’on n’avait cessé de faire rêver à des lendemains qui chantent, et qui vivaient depuis toujours dans une culture d’arrogance et de mégalomanie vis-à-vis de leurs concurrents (comme de leurs clients d’ailleurs…), il s’est agi de « redresser la barre » ; le chiffre d’affaire s’affaissait et la production était mal maîtrisée, techniquement et financièrement…
Les nouveaux actionnaires ont donc « mis la pression », comme on dit, pour que les commerciaux « vendent plus ».
L’entreprise avait beaucoup investi pour développer un produit « haut de gamme », offrant des fonctions avancées de gestion technique, produit plus sophistiqué mais aussi plus cher et plus délicat à installer que les produits concurrents. La population commerciale n’avait que peu été renouvelée, était dans des querelles permanentes de territoire et l’obsession des règles de commissionnement, qui faisaient l’objet de discussions houleuses et incessantes, autant en groupe qu’en tête à tête, et mobilisaient une énergie considérable.
Et les injonctions venaient, toujours plus fortes « vendez plus ! »
Et derrière les injonctions, chacun entendait les menaces et les peurs ; sinon quoi ?
Sinon vous serez virés
Sinon on va devoir licencier
Sinon on va couler
Or la vente dans ce métier est une vente à cycle long ; il faut souvent plusieurs années avant qu’un affaire aboutisse ; il faut de la patience, de l’intelligence « politique », et pour ne pas se décourager face aux délais et aux aléas … du soutien et de la sécurité.
Et on pointe le doigt sur les commerciaux
Sont-ils fainéants ?
Incapables ?
N’ont-ils donc aucun sens des responsabilités pour mettre l’entreprise en péril de telle manière ?
Vont-ils enfin cesser de ne penser qu’à leurs commissions et se mettre au travail ?
Les actionnaires tournent en rond autour de ces questions… et les commerciaux, sans arrêt sur la sellette, se sentent de plus en plus menacés et les chiffres sont mauvais et la pression s’accentue.
Ce sont des ingérables, ils n’en font qu’à leur tête, il faut leur coller un chef.
On recrute un chef et on place en lui tous les espoirs. Voilà enfin la solution !
Le chef arrive, et il commence à faire remarquer, avec plus ou moins de diplomatie et de sens politique, c’est selon, que …
Le produit cher et sophistiqué est adapté à des « grands bâtiments », pour des usages pointus
Mais que cette équipe commerciale là, avec son histoire, ses réseaux, son « niveau d’approche des clients » est mal à l’aise avec ce produit
Et puis, y a-t-il vraiment un marché pour un produit comme ça ?
Le responsable du développement produit monte aussitôt sur ses grands chevaux ; SON produit est idéal, mille fois mieux que le produit précédent ; et depuis 3 ans, 4 ou 5 personnes l’améliorent en permanence ; c’est vrai qu’il y a des problèmes sur les installations « terrain », mais c’est à cause des techniciens ; ils ne sont pas au niveau, ils ne comprennent rien et en plus ils sont un peu fainéants !
Le responsable technique s’énerve ; il y a des anomalies dans tous les sens sur ce produit et là où les gars mettaient 1 heure pour installer, il leur en faut maintenant 4 ; on voit bien que ce produit a été développé par des gens qui ne vont jamais sur le terrain et n’ont pas la moindre idée des contraintes des techniciens !
Changer le produit car il n’y a pas de marché pour lui ?
Changer l’équipe commerciale qui ne sait pas vendre ce produit ?
Changer les techniciens qui ne savent pas installer le produit ?
Changer l’équipe développement produit qui ne connaît rien au terrain et développe des produits qui ne correspondent à aucune demande ?
Changer le nouveau directeur commercial qui trouve sans arrêt des prétextes pour essayer de se soustraire à ses engagements ; il a quand même été recruté pour vendre plus après tout !
Pour couronner le tout, ça grince des dents parmi les commerciaux ; « le nouveau » veut créer une « équipe », il dit que il faut s’entraider, qu’il faut être réaliste, les concurrents sont là et bien là et ils sont bons, il dit que ce sera dur, que les lendemains qui chantent, ce n’est pas pour tout de suite.
Il s’atèle à la redéfinition des territoires et à la modification de certaines règles du commissionnement, il consulte les uns et les autres, mais ça ne convient évidemment pas à tous, et beaucoup vont se plaindre auprès des actionnaires
« Il ne connaît pas assez bien le métier ; chez nous, c’est différent de chez les autres »
« Il vient d’une plus grande entreprise, il ne connaît pas les PME. »
« Il a trop de diplômes, il a une vision trop théorique des choses ; il ne connaît pas le terrain »
C’est selon…
Après quelques mois d’efforts intenses, notre nouveau directeur commercial n’a pas réussi à redresser la barre du chiffre d’affaire, les commandes sont plus que jamais en berne et les tensions dans l’équipe commerciale et dans l’équipe dirigeante sont à leur comble
Alors le verdict tombe, erreur de recrutement, il doit s’en aller.
Ca n’a pas marché ?
Qu’à cela ne tienne ; ce n’était tout simplement pas la bonne personne…
Recrutons un nouveau directeur commercial ; cette fois nous prendrons un cabinet pour nous aider… et un bon !
Cette entreprise est actuellement en danger de mort.
Cette histoire m’amène aux réflexions suivantes :
Voilà une entreprise qui est confrontée à une impasse stratégique ; elle doit s’adapter au marché, ce qui est le lot de toutes les entreprises à un moment ou un autre ; mais ni l’équipe dirigeante, ni les actionnaires ne parviennent à se représenter le ralentissement de sa performance comme autre chose que l’effet d’une moindre efficacité commerciale sur le terrain. Tous réagissent alors par des injonctions de type « vendez plus », sans regarder la vraie nature du problème… et par là même le renforce.
Le recrutement des commerciaux et plus encore des directeurs commerciaux, dans des contextes de ralentissement de l’activité est extrêmement délicat ; les ralentissements d’activité cachent bien souvent des problèmes profonds de fonctionnement et/ou de stratégie de l’entreprise, que le malheureux commercial / directeur commercial n’aura évidemment pas le pouvoir de régler seul ; il se trouvera alors piégé dans une « double contrainte », du type « changez (vendez plus) mais ne changez rien (laissez nous fonctionner comme avant) » et il sera « bouc émissarisé » et éjecté du système[1].
Il est donc fondamental de sortir d’une approche un peu naïve de ce type de recrutement, car quelles que soient la compétence, la bonne volonté et la motivation du candidat, les choses risquent fort de tourner mal.
La pression du « vendez plus », qu’elle se matérialise par le recrutement de commerciaux ou par l’accentuation de la pression commerciale sur les équipes en place est LA solution que les entreprises choisissent presque toujours quand elles sont confrontées à une érosion de leur chiffre d’affaire ; mais cette « solution » est une manière d’éviter de se confronter aux difficultés structurelles de l’entreprise ; elle permet de se débarrasser à bon compte, et sur le dos de quelques boucs émissaires des problèmes de fond.
Malheureusement, elle conduit souvent l’entreprise à encore moins de chiffre d’affaires.
Sans même parler des dégâts humains qu’elle laisse dans son sillage…
[1] Les habitués de la pensée « systémique » et de l’école de Palo Alto retrouveront des thématiques qui leur sont familières :
– Quand le problème, c’est la solution (ou plutôt les tentatives de solution)
– Faire toujours plus de la même chose, surtout si c’est inefficace
En bref, comment réussir à échouer ?