Je voudrais partager avec vous une analogie qui m’a récemment frappée…
Je regardais sur youtube la vidéo d’une conférence de Jacques-Antoine Malarewicz, thérapeute systémicien (Agile Tour à Toulouse en 2017). Dans cette vidéo, Mr Malariewicz raconte qu’il reçoit un jour un appel d’une maman qui souhaite une consultation pour sa fille de 6 ans, pour « comprendre pourquoi depuis 2 ans, elle ne dort pas ». Malrewicz dit que probablement bien d’autres avant lui ont été consultés et que tous ont échoué à soigner la petite…
Il suggère à la mère de venir en consultation avec le père et la petite fille.
Un peu plus tard, les 3 personnes (père, mère et fille) arrivent donc au cabinet.
Tout d’abord, Mr Malariewicz explique que le non verbal est éloquent :
- la mère entre en premier et s’assoit sur un côté
- la fillette entre et s’assoit au milieu
- le père arrive à reculons, les poings dans les poches, se demandant manifestement ce qu’il fait ici (les psy, c’est des histoires de bonne femme). Il s’installe sur la place laissée libre par les autres, sur le côté aussi.
Mr Malarewicz dit alors à la petite fille de venir s’asseoir près de lui (cassant ainsi le message non verbal envoyé par les parents : « la petite fille est au centre de nos préoccupations, nous sommes là pour comprendre pourquoi elle ne dort pas ») et s’adressant à elle, prononce cette phrase : « alors, pourquoi tu m’amènes tes parents ? ».
Les parents sont surpris, et la petite fille répond sans hésiter « parce que papa, il a une deuxième maman ».
Les parents sont totalement déstabilisés.
Ils sont venus dans une attitude de doute, voire de défi vis-à-vis du thérapeute. Ils ne croient plus vraiment que quiconque peut faire quelque chose pour la petite fille, tous les psys ont échoué, celui-là ne va pas faire mieux ; l’attitude non verbale du père, un brin détachée, un brin arrogante en est une manifestation.
Et là, d’un coup, quelque chose vient de changer.
Un peu plus tard, Mr Malarewicz dit à la petite fille : « maintenant, c’est moi qui m’occupe de tes parents, et toi, tu peux aller jouer dehors ».
Cette saynète est tout à fait saisissante et tout à fait caractéristique de l’approche des thérapeutes systémiciens.
Quels sont les postulats sous-jacents ?
Le problème (la petite fille ne dort pas) est en fait une « solution » que la famille a trouvée par rapport à la situation dans laquelle elle est plongée, afin de maintenir la stabilité du système (dite aussi homéostasie)[1].
En effet, plus les parents ont à s’occuper sans succès du problème de la petite fille, moins ils ont à se confronter à leur problème de couple.
En manifestant son symptôme, la petite fille maintient la stabilité de sa famille, face à la menace de la deuxième maman. Elle se met mis au service du système familial, pour éviter qu’il ne meure (que ses parents se séparent)[2].
On peut dire que l’attitude disqualifiante des parents vis-à-vis du thérapeute vise aussi à maintenir l’homéostasie du système familial. Il est important pour eux de vérifier que ce thérapeute, comme d’autres avant lui, est tout à fait incompétent pour soigner une petite fille aussi réfractaire, et il est important qu’elle continue à ne pas dormir.
Et comment le thérapeute s’y prend-il ?
Le thérapeute « renverse la table ».
Tout d’abord, il réorganise l’espace en mettant la fillette à côté de lui, montrant ainsi qu’elle n’est plus « au centre » du problème, et montrant qu’il est « avec elle ».
Ensuite, en une seule phrase, il renverse la situation, en s’adressant à l’enfant (le faible, le « malade ») et non à l’adulte (le fort, le bien portant) ; il lui permet – par la protection qu’il lui offre – de dévoiler les « choses cachées » sur la situation de cette famille.
Avec l’aide de la petite fille, il « redistribue » ainsi le problème vers l’ensemble du système. (Bien souvent, les enfants sont des co-thérapeutes efficaces…).
Il peut alors indiquer à la petite fille qu’il « prend en charge » la situation ; il la libère du poids, qu’elle portait sur ses épaules (poids de maintenir cette famille unie), elle peut « aller jouer » et retrouver sa place d’enfant.
Elle est « guérie ». Aussi incroyable que ça puisse paraître, en 2 phrases et 2 minutes, elle est guérie…
Quelques jours plus tard, je lisais le texte de la femme adultère dans l’évangile de jean (8, 1 – 11)
1 Jésus se rendit au mont des Oliviers.
2 Mais dès le matin il revint dans le temple et tout le peuple s’approcha de lui. Il s’assit et se mit à les enseigner.
3 Alors les spécialistes de la loi et les pharisiens amenèrent une femme surprise en train de commettre un adultère. Ils la placèrent au milieu de la foule
4 et dirent à Jésus : « Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère.
5 Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes. Et toi, que dis-tu ? »
6 Ils disaient cela pour lui tendre un piège, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus se baissa et se mit à écrire avec le doigt sur le sol.
7 Comme ils continuaient à l’interroger, il se redressa et leur dit: « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. »
8 Puis il se baissa de nouveau et se remit à écrire sur le sol.
9 Quand ils entendirent cela, accusés par leur conscience ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus âgés et jusqu’aux derniers ; Jésus resta seul avec la femme qui était là au milieu.
10 Alors il se redressa et, ne voyant plus qu’elle, il lui dit: « Femme, où sont ceux qui t’accusaient ? Personne ne t’a donc condamnée ? »
11 Elle répondit : « Personne, Seigneur. » Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas ; vas, et désormais ne pèche plus. »
Le début du texte montre des pharisiens qui interrompent l’enseignement de Jésus de manière intempestive.
Ils sont du côté des puissants, et viennent mettre Jésus au défi avec une question « piège ».
En effet, que va dire Jésus ? Va-t-il dire qu’il faut lapider cette femme et ainsi respecter la Loi (et donc ne pas pardonner à cette femme et enfreindre ce qu’il dit lui-même sur la miséricorde), ou va-t-il dire qu’il ne faut pas la lapider au nom de la miséricorde (et donc enfreindre la loi). Sa réponse, quelle qu’elle soit, va forcément le disqualifier.
Il est important pour les pharisiens de piéger Jésus et de le discréditer, car il dit des choses qui dérangent, il prétend être envoyé par Dieu et réaliser des choses impossibles (des guérisons par exemple).
On note que la femme est placée « au milieu de la foule ». Comme la petite fille, elle est considérée comme la personne qui pose problème, et est donc amenée au centre par les autres.
Face à la question posée, on voit Jésus prendre un certain temps pour répondre (il se baisse et se met à écrire avec son doigt sur le sol un long moment puis se relève). Sans avoir exactement le sens que peut avoir le fait de se baisser et d’écrire au sol avec son doigt, on peut imaginer que Jésus a besoin de réfléchir pour penser au piège dans lequel la question l’enferme[3].
Il y a là en tout cas comme dans l’histoire de le petite fille une première scène où s’expriment des messages « non verbaux ».
Puis, comme le thérapeute, Jésus « renverse la table ».
En prononçant une seule phrase « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre sur elle », il met en évidence les choses cachées derrière cet adultère ; si cette femme est adultère, elle ne l’est évidemment pas seule, et qu’en est-il alors des hommes, qui en réalité ont commis le même péché qu’elle ? La désigner comme coupable serait-il un moyen pour eux de s’exonérer de leur propre péché ?
Jésus prend comme à son habitude le parti des faibles et des réprouvés. Il ouvre la voie à une lecture du problème comme étant un problème général du système et non un problème spécifique à un individu.
La déstabilisation des pharisiens est du même ordre que celle du père de la petite fille ; venus en position de puissants, sûrs de leur bon droit, ils perdent d’un coup leur superbe ; et dans le texte, toutes les personnes présentes s’en vont « une à une », il semble qu’il n’y ait désormais plus de différences entre les gens du peuple et les pharisiens…
Ayant « redistribué la faute » sur l’ensemble du système, Jésus peut alors placer la personne faible (la femme) sous sa protection, et la délivre du poids de la condamnation qui pesait sur elle.
Et comme la petite fille, elle se trouve « guérie ».
La situation ici fait penser aux analyses développées par René Girard[4] sur la fonction du bouc émissaire et du sacrifice dans les sociétés d’avant le christianisme.
René Girard dit qu’une société, comme tout système, tend vers l’homéostasie. Elle va donc, pour assurer sa stabilité, désigner comme coupables des personnes qui vont incarner les péchés de tous, et qui vont être sacrifiées. Pour que ça fonctionne, la culpabilité des personnes ne doit faire aucun doute, leur innocence ne doit en aucun cas être révélée.
L’arrivée du christianisme et les messages de Jésus qui, dans un récit comme celui de la femme adultère, montrent que ces personnes portent les fautes de l’ensemble de la société, et donc ne sont pas des coupables, amènent une déstabilisation générale de cette société.
Car la verbalisation des choses cachées rend le sacrifice inopérant[.
- Après que Jésus a parlé, plus personne ne peut lapider la femme adultère, la sacrifier ne « sert plus à rien ».
- Après que le thérapeute a parlé, la petite fille peut « aller jouer », son symptôme-sacrifice est devenu inopérant.
On peut aussi remarquer que la forme que prend le « problème » est la même chez l’individu et dans le système.
- L’impossibilité de dormir révèle une intranquillité profonde et la nécessité d’une vigilance constante ; cette intranquillité et cette vigilance sont présentes dans tout le système familial, du fait de la menace que fait peser la deuxième maman
- Le péché d’adultère « commis » par la femme est le péché présent dans toute la société
Ainsi donc, on voit que le thérapeute et Jésus, grands renverseurs de tables, ont une efficacité toute particulière pour déstabiliser les systèmes et produire du changement.
Ils opposent tous deux un total contrepied aux demandes des acteurs du système (système familial, ou système sociétal), qui cherchent à les piéger ou à les mettre en échec.
Le thérapeute refuse de s’occuper de considérer le problème comme étant celui de la petite fille (comme l’ont certainement fait les psycho-intervenants passés avant lui, essayant de comprendre le mécanisme intrapsychique en jeu) autant que Jésus refuse de considérer le problème comme étant celui de la femme adultère.
Dans les deux cas, le « problème » se trouve être la manifestation d’un système qui cherche à rester en homéostasie, et repousse aussi loin qu’il peut la crise qu’il sent venir. Et le symptôme est porté par le plus faible (l’enfant, la femme).
En se plaçant sur un autre plan que celui où les autres acteurs du système cherchent à les piéger, le thérapeute et Jésus vont par leur comportement et leurs paroles faire que les choses cachées vont être révélées ; ceci va faire émerger la crise au grand jour, et rendre le maintien de l’ordre établi (famille ou société) impossible.
Cet exemple illustre une des proximités
entre la systémique et le catholicisme ; elles sont nombreuses…
[1] En systémique, on manie les paradoxes, et on dit que tout problème est une solution.
[2] En systémique, tout système tend vers le statu quo
[3] Et imaginer sans doute un paradoxe, qui est un piège à l’envers
[4] Notamment dans « des choses cachées depuis la fondation du monde »