Quand le couple et le travail se font mal

Beaucoup de couples sont confrontées à un moment ou à un autre à des questions difficiles, concernant les situations professionnelles de l’un ou l’autre des conjoints, et parfois, ça bloque !

Mener « de front » de manière harmonieuse sa vie familiale et sa vie professionnelle (à deux !) est souvent un challenge, et l’occasion de multiples incompréhensions…

De la période où l’on n’a pas d’enfant, à celle des enfants en bas âge, à celle des enfants « à l’école primaire », à celle de l’adolescence et des enfants étudiants, les ajustements à réaliser sont nombreux pour maintenir un équilibre dans la famille.

Et une série d’implicites et de peurs pointent vite leur nez :

  • Où et comment la famille vit-elle ? quels sont ses besoins, sont-ils modifiables ?
  • Comment se répartissent les responsabilités entre les conjoints ? Sont-elles vécues comme équilibrées, peuvent-elles évoluer et comment ?
  • Comment je vois mon évolution professionnelle, et celle de l’autre, et comment je me vois dans son regard ?
  • Qu’est-ce qui nous rapproche dans notre travail ? qu’est-ce qui nous sépare ?
  • Suis-je à la hauteur ? est-ce que je déçois l’autre avec mes échecs et mes faiblesses ?

Or, beaucoup de situations de souffrance dans les couples s’alimentent de difficultés au travail (ou d’absence de travail…) qui ne parviennent pas à se résoudre.

Et beaucoup de situations de souffrance au travail s’alimentent de difficultés familiales qui ne parviennent pas à se résoudre.

On amène le travail à la maison, ou on amène la maison au travail…

L’enjeu est de déboucler la boucle infernale qui aspire le couple vers toujours plus d’incompréhensions, d’évitements et/ou de conflits…

Mon travail avec Paul

Les noms et circonstances de cette histoire ont bien sûr été changés, pour préserver l’anonymat des personnes

Paul a 32 ans, il dirige une entité économique (dont je tais l’activité). Il est aiguillé vers moi par son entourage amical, parce qu’il ne sait « plus quoi faire » dans sa situation professionnelle actuelle.

Paul est très frustré de sa situation professionnelle, il aime beaucoup la finalité de son travail, il est très impliqué dans le projet (qu’il a démarré il y a 3 ans), mais il a l’impression de faire du surplace, que le projet ne se développe pas, qu’il ne parvient pas à recruter, à monter son équipe, à trouver davantage de financements. Depuis quelques mois, il cherche du support auprès de son président, mais il n’obtient rien de tangible. Il a eu ces derniers mois plusieurs accidents de la route en se rendant à son travail…

J’identifie rapidement :

  • Que les objectifs de l’entité ne sont pas (ou plus) forcément alignés avec ceux des actionnaires.
  • Que la communication des actionnaires entre eux et avec Paul est malaisée ; on se fait des amabilités, on prend soin de l’autre dans la forme, mais on n’aborde jamais les sujets de fond.

Dans une telle situation, Paul, mal à l’aise, essaie d’exprimer sa frustration et tente de « faire des propositions constructives » (il sait qu’on n’aime pas les gens qui râlent, et c’est un « manager » pas un exécutant, on attend de lui de l’autonomie et de la prise d’initiative…). Mais à chaque fois, il échoue.

Il se sent comme une mouche enfermée dans un bocal, qui essaie de s’en sortir et se tape contre les parois…

L’intervention se déroule comme suit.

Je rencontre Paul pour la première fois fin mai.

Il m’explique qu’il a décidé de prendre en main l’ordre du jour du futur comité de direction et de mettre les pieds dans le plat, qu’il a menacé de ne pas ouvrir l’entité au public l’année prochaine si le recrutement d’une personne « référente » – recrutement que tous considèrent comme « clé » pour la réussite du projet – n’était pas réalisé, etc… J’investigue sur la situation, sur le danger dans lequel il se met lui-même et sur ses sentiments. Je récupère divers documents me permettant de mieux comprendre le contexte.

La rencontre suivante a lieu courant juin, juste avant le comité de direction. J’ai découvert que les statuts de l’entité sont complexes et confus, avec un empilement de diverses structures de gouvernance, etc…, que Paul n’a aucun mandat officiel par rapport à l’entité qu’il « dirige » et pas de fonction précise dans le comité de direction, auquel il est seulement « invité ».

La première partie du travail va consister à l’amener par petites touches à une nouvelle lecture de sa situation dans l’organisation, en l’invitant à repérer quelles sont les différentes chaises, et à regarder celle sur laquelle il est assis. Comment ça marche ? Qui doit décider quoi ? Quels sont les enjeux pour les différentes personnes assises sur les différentes chaises ? Je lui fais « regarder la scène » de l’extérieur. Parfois, c’est assez drôle, comme quand on est au théâtre et qu’on se reconnait dans les protagonistes. C’est un travail de recadrage « classique ». Un peu de « jeu » commence à apparaître du fait de la mise en scène.

La seconde partie du travail porte davantage sur la relation avec son manager.

  • Lui faire mettre les chaussures de son manager
  • Lui faire identifier ses propres comportements (les tentatives de solution qu’il a mises en place, qui le mettent en danger et qui s’avèrent toutes infructueuses…) 

Puis nous allons visualiser ensemble, de manière nette et concrète, ce que son comportement au futur comité de direction va amener.

Et commencer à travailler sur « quoi faire d’autre avant et lors de ce comité ? »

En lieu et place de montrer son exaspération et de menacer si le recrutement de la personne référente « n’avance pas », Paul pourrait relativiser, jusqu’à freiner les tentatives de son président d’aller trop vite sur ce point…

Noter que le comité de direction va se dérouler sans encombre, aucun sujet de fond ne sera évidemment abordé, et tout le monde ressortira très content …. Nous avons pour le moment stoppé le « toujours plus ».

Lors d’une troisième rencontre en juillet, je trouve Paul plus serein, depuis qu’il comprend qu’il est l’élément d’un système, le poids sur lui s’allège.

Il n’a évidemment pas encore renoncé à « changer le système ».

Je lui dis que je comprends tout à fait qu’il ait besoin de vérifier par lui-même ce que les nouvelles pistes de « propositions » à faire à son manager  vont produire, mais en même temps il envisage de demander une formation pour évoluer, il parle de changer de région, etc…

Quand je le revois une quatrième fois en octobre, il ne parle plus tant de son travail que d’autres difficultés personnelles, sans doute surgies dans le champ laissé libre. Un autre accompagnement commence alors…

L’allègement des poids sur Paul a été assez rapide, nous avons évité que la communication en boucle ne se détériore encore et encore, et que Paul s ’y enferme toujours plus.

J’espère l’avoir aidé à poser une distance plus juste avec son travail.

Mon travail avec Christiane et Samuel

Les noms et circonstances de cette histoire ont bien sûr été changés, pour préserver l’anonymat des personnes

Christiane est une femme dans la cinquantaine qui a créé de toute pièce, en y investissant  toute son énergie une structure d’accueil pour des migrants mineurs, dans le sud de la France

Dans les débuts, elle a travaillé en binôme avec Samuel, un partenaire lui aussi issu de l’immigration récente, d’une quarantaine d’années, ils ont aménagé des locaux, ils ont accueilli 50 enfants environ, etc… et il y a quelques mois, ils ont décidé de se séparer à cause de nombreux dysfonctionnements et d’une communication devenue très mauvaise.

Elle est proche du désespoir car rien ne fonctionne correctement, il y a beaucoup de turn-over du personnel, et d’énormes problèmes matériels en permanence.

Récemment, en désespoir de cause, elle a réembauché Samuel ; mais elle craint que les problèmes de communication réapparaissent

Elle se sent à la fois dépassée, amère et fatiguée. Elle est dans une impasse et me demande de l’aide.

J’observe de manière récurrente le fonctionnement suivant

  • Christiane s’inquiète du mauvais fonctionnement de la structure, et formule des demandes incessantes et désordonnées vers le personnel
  • Elle contribue de ce fait à la désorganisation du travail, et à la démotivation de son personnel, qui, pour se protéger, l’ignore
  • Elle se chamaille régulièrement avec son personnel, elle entre dans des jeux de commérage, impliquant parfois les enfants de manière inappropriée (l’enfant dénonçant par exemple un adulte pour se venger), perdant ainsi sa crédibilité

Je décide de proposer d’accompagner la relation entre Christiane et Samuel, dans l’idée que la qualité de cette relation va être centrale pour dénouer les « problèmes » de Christiane et va déterminer directement le mode de fonctionnement de la structure.

Pour cela, je vais

  • D’abord créer l’alliance avec Christiane – ceci a lieu sur place, en février.
  • Puis amener Christiane et Samuel à revisiter leur alliance et à se construire une vision et un plan d’action partagés – ceci a lieu sur place, en mai
  • Puis accompagner leur relation (ceci a lieu depuis à distance)

Le travail de février

L’alliance avec Christiane va être possible notamment parce que je suis profondément touchée par son histoire. J’ai expérimenté comme elle les difficultés de créer et de faire vivre une organisation depuis zéro, et je peux véritablement ressentir le désespoir qui la saisit quand elle constate que l’organisation produit presque le contraire de ce qu’elle a souhaité.

Je vais d’abord beaucoup écouter, et valoriser le difficile travail qui a été réalisé.

Je vais ensuite m’engager avec elle, et lui garantir mon support présence dans la durée, chaque fois qu’elle aura besoin de moi.

Je vais commencer à verbaliser les boucles de communication, et à la faire réfléchir.

Elle adhère assez vite à l’idée que la porte de sortie des difficultés se trouve dans la qualité de son fonctionnement avec Samuel ; ceci la terrifie en même temps car elle sait que ce qui s’est produit à toutes les chances de se produire à nouveau. Nous parvenons donc assez vite à « faire l’alliance » sur le principe de l’accompagnement de leur relation.

Le travail de mai

Je constate que Samuel est lui aussi très motivé par la démarche, car il craint de retomber dans les difficultés du passé, et la situation actuelle lui pèse aussi. Je construis avec lui le système de suivi financier de la structure, et ce travail nous soude autour de nos compétences « techniques » communes. Mon alliance avec lui est rapidement très forte, sans que j’en comprenne cependant exactement les ressorts. 

Je mets en place une série de rencontres avec Christiane et Samuel pendant 6 séquences d’une demi-journée, sur une période de 10 jours.

Je place un cadre de travail protecteur. Je leur permets d’expérimenter un mode de communication différent, non-conflictuel, dans la sécurité de ma présence.

Nous revisitons les fondements de la relation

  • La rencontre
  • Se dire ce qu’on a fait de bien ensemble
  • Se dire ce qui nous a fait souffrir

Nous parlons du projet commun, ils parviennent à se dire mutuellement

« C’est quelque chose d’important pour nous, et qu’on veut construire ensemble »

Je travaille sur leur communication, « ici et maintenant »

  • Ils commencent à repérer les boucles qui se mettent en place dans leur communication[1]
  • Ils se disent les sentiments que ces boucles font naître en eux.

Nous expérimentons un nouveau fonctionnement (en utilisant un sujet « d’amélioration » de la structure)

  • Comment instruire un sujet en s’écoutant l’un l’autre ?
  • Comment prendre une décision ensemble ?

Nous clarifions leurs rôles respectifs. Samuel est en charge de faire « tourner la boutique » pendant que Christiane s’occupe d’aspects plus stratégiques.

Elle verbalise qu’elle lui fait confiance.

Il verbalise qu’elle a besoin d’être rassurée par un reporting régulier.

Je sais que ma vigilance va devoir être très grande sur la non-ingérence de Christiane dans le quotidien, car le bouleversement pour elle est considérable.

Nota : cette partie de l’intervention a des aspects plus « techniques », et a fait appel à notre expérience spécifique en matière d’organisation et de management ; cependant ces aspects techniques ne sont que des prétextes pour « travailler » la relation.

Depuis….

Samuel prend en main les fonctions telles que nous les avons définies, et je l’aide sur certains aspects opérationnels d’organisation et de management, ou de finance.

Sa relation avec Christiane ne « l’empêche plus », il a le sentiment d’avoir un impact sur les choses et que la structure s’améliore.

Sous sa direction opérationnelle claire, la structure va en effet beaucoup mieux : le personnel est stable depuis 18 mois, les aspects matériels sont correctement gérés et les enfants sont bien traités.

Il redoute toujours les interventions intempestives de Christiane, mais sait que, si elle va trop loin, il pourra solliciter une discussion à 3, je crois que ça le sécurise.

Christiane, elle, est partagée : elle oscille entre des périodes de satisfaction (presque d’euphorie) où elle dit que ça va mieux et des périodes de doute et de soupçons vis-à-vis de Samuel. Mais elle le laisse faire…

Elle n’est pas très à l’aise dans son nouveau rôle, mais elle va quand même beaucoup mieux, et sait qu’elle a désormais à travailler sur la place de ce projet dans sa vie, ce qui est aussi douloureux…


  • [1] Christiane a l’impression d’être tenue à l’écart et que « tout le monde est contre elle », elle s’appuie sur une foultitude de détails pour étayer sa thèse ; elle finit (quand elle explose intérieurement) par aller voir Samuel
  • Samuel fait tout pour éviter cette conversation, dont il sait qu’elle va être interminable (et il a beaucoup de travail opérationnel sur les épaules…), et il se dit que quoi qu’il fasse il ne parviendra pas à la rassurer ; il a aussi beaucoup de difficultés à exprimer ce qu’il pense et à peur du conflit
  • Ainsi, pendant plusieurs jours (c’était parfois des semaines avant que je sois là), la tension monte entre eux… jusqu’à l’explosion

Jésus et le thérapeute systémicien

Je voudrais partager avec vous une analogie qui m’a récemment frappée…

Je regardais sur youtube la vidéo d’une conférence de Jacques-Antoine Malarewicz, thérapeute systémicien (Agile Tour à Toulouse en 2017). Dans cette vidéo, Mr Malariewicz raconte qu’il reçoit un jour un appel d’une maman qui souhaite une consultation pour sa fille de 6 ans, pour « comprendre pourquoi depuis 2 ans, elle ne dort pas ». Malrewicz dit que probablement bien d’autres avant lui ont été consultés et que tous ont échoué à soigner la petite…

Il suggère à la mère de venir en consultation avec le père et la petite fille.

Un peu plus tard, les 3 personnes (père, mère et fille) arrivent donc au cabinet.

Tout d’abord, Mr Malariewicz explique que le non verbal est éloquent :

  • la mère entre en premier et s’assoit sur un côté
  • la fillette entre et s’assoit au milieu
  • le père arrive à reculons, les poings dans les poches, se demandant manifestement ce qu’il fait ici (les psy, c’est des histoires de bonne femme). Il s’installe sur la place laissée libre par les autres, sur le côté aussi.

Mr Malarewicz dit alors à la petite fille de venir s’asseoir près de lui (cassant ainsi le message non verbal envoyé par les parents : « la petite fille est au centre de nos préoccupations, nous sommes là pour comprendre pourquoi elle ne dort pas ») et s’adressant à elle, prononce cette phrase : « alors, pourquoi tu m’amènes tes parents ? ».

Les parents sont surpris, et la petite fille répond sans hésiter « parce que papa, il a une deuxième maman ».

Les parents sont totalement déstabilisés.

Ils sont venus dans une attitude de doute, voire de défi vis-à-vis du thérapeute. Ils ne croient plus vraiment que quiconque peut faire quelque chose pour la petite fille, tous les psys ont échoué, celui-là ne va pas faire mieux ; l’attitude non verbale du père, un brin détachée, un brin arrogante en est une manifestation.

Et là, d’un coup, quelque chose vient de changer.

Un peu plus tard, Mr Malarewicz dit à la petite fille : « maintenant, c’est moi qui m’occupe de tes parents, et toi, tu peux aller jouer dehors ».

Cette saynète est tout à fait saisissante et tout à fait caractéristique de l’approche des thérapeutes systémiciens.

Quels sont les postulats sous-jacents ?

Le problème (la petite fille ne dort pas) est en fait une « solution » que la famille a trouvée par rapport à la situation dans laquelle elle est plongée, afin de maintenir la stabilité du système (dite aussi homéostasie)[1].

En effet, plus les parents ont à s’occuper sans succès du problème de la petite fille, moins ils ont à se confronter à leur problème de couple.

En manifestant son symptôme, la petite fille maintient la stabilité de sa famille, face à la menace de la deuxième maman. Elle se met mis au service du système familial, pour éviter qu’il ne meure (que ses parents se séparent)[2].

On peut dire que l’attitude disqualifiante des parents vis-à-vis du thérapeute vise aussi à maintenir l’homéostasie du système familial. Il est important pour eux de vérifier que ce thérapeute, comme d’autres avant lui, est tout à fait incompétent pour soigner une petite fille aussi réfractaire, et il est important qu’elle continue à ne pas dormir.

Et comment le thérapeute s’y prend-il ?

Le thérapeute « renverse la table ».

Tout d’abord, il réorganise l’espace en mettant la fillette à côté de lui, montrant ainsi qu’elle n’est plus « au centre » du problème, et montrant qu’il est « avec elle ».

Ensuite, en une seule phrase, il renverse la situation, en s’adressant à l’enfant (le faible, le « malade ») et non à l’adulte (le fort, le bien portant) ; il lui permet – par la protection qu’il lui offre – de dévoiler les « choses cachées » sur la situation de cette famille.

Avec l’aide de la petite fille, il « redistribue » ainsi le problème vers l’ensemble du système. (Bien souvent, les enfants sont des co-thérapeutes efficaces…).

Il peut alors indiquer à la petite fille qu’il « prend en charge » la situation ; il la libère du poids, qu’elle portait sur ses épaules (poids de maintenir cette famille unie), elle peut « aller jouer » et retrouver sa place d’enfant.

Elle est « guérie ». Aussi incroyable que ça puisse paraître, en 2 phrases et 2 minutes, elle est guérie…

Quelques jours plus tard, je lisais le texte de la femme adultère dans l’évangile de jean (8, 1 – 11)

1 Jésus se rendit au mont des Oliviers.

2 Mais dès le matin il revint dans le temple et tout le peuple s’approcha de lui. Il s’assit et se mit à les enseigner.

3 Alors les spécialistes de la loi et les pharisiens amenèrent une femme surprise en train de commettre un adultère. Ils la placèrent au milieu de la foule

4 et dirent à Jésus : « Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère.

5 Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes. Et toi, que dis-tu ? »

6 Ils disaient cela pour lui tendre un piège, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus se baissa et se mit à écrire avec le doigt sur le sol.

7 Comme ils continuaient à l’interroger, il se redressa et leur dit: « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. »

8 Puis il se baissa de nouveau et se remit à écrire sur le sol.

9 Quand ils entendirent cela, accusés par leur conscience ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus âgés et jusqu’aux derniers ; Jésus resta seul avec la femme qui était là au milieu.

10 Alors il se redressa et, ne voyant plus qu’elle, il lui dit: « Femme, où sont ceux qui t’accusaient ? Personne ne t’a donc condamnée ? »

11 Elle répondit : « Personne, Seigneur. » Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas ; vas, et désormais ne pèche plus. »

Le début du texte montre des pharisiens qui interrompent l’enseignement de Jésus de manière intempestive.

Ils sont du côté des puissants, et viennent mettre Jésus au défi avec une question « piège ».

En effet, que va dire Jésus ? Va-t-il dire qu’il faut lapider cette femme et ainsi respecter la Loi (et donc ne pas pardonner à cette femme et enfreindre ce qu’il dit lui-même sur la miséricorde), ou va-t-il dire qu’il ne faut pas la lapider au nom de la miséricorde (et donc enfreindre la loi). Sa réponse, quelle qu’elle soit, va forcément le disqualifier.

Il est important pour les pharisiens de piéger Jésus et de le discréditer, car il dit des choses qui dérangent, il prétend être envoyé par Dieu et réaliser des choses impossibles (des guérisons par exemple).

On note que la femme est placée « au milieu de la foule ». Comme la petite fille, elle est considérée comme la personne qui pose problème, et est donc amenée au centre par les autres.

Face à la question posée, on voit Jésus prendre un certain temps pour répondre (il se baisse et se met à écrire avec son doigt sur le sol un long moment puis se relève). Sans avoir exactement le sens que peut avoir le fait de se baisser et d’écrire au sol avec son doigt, on peut imaginer que Jésus a besoin de réfléchir pour penser au piège dans lequel la question l’enferme[3].

Il y a là en tout cas comme dans l’histoire de le petite fille une première scène où s’expriment des messages « non verbaux ».

Puis, comme le thérapeute, Jésus « renverse la table ».

En prononçant une seule phrase « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre sur elle », il met en évidence les choses cachées derrière cet adultère ; si cette femme est adultère, elle ne l’est évidemment pas seule, et qu’en est-il alors des hommes, qui en réalité ont commis le même péché qu’elle ? La désigner comme coupable serait-il un moyen pour eux de s’exonérer de leur propre péché ?

Jésus prend comme à son habitude le parti des faibles et des réprouvés. Il ouvre la voie à une lecture du problème comme étant un problème général du système et non un problème spécifique à un individu.

La déstabilisation des pharisiens est du même ordre que celle du père de la petite fille ; venus en position de puissants, sûrs de leur bon droit, ils perdent d’un coup leur superbe ; et dans le texte, toutes les personnes présentes s’en vont « une à une », il semble qu’il n’y ait désormais plus de différences entre les gens du peuple et les pharisiens…

Ayant « redistribué la faute » sur l’ensemble du système, Jésus peut alors placer la personne faible (la femme) sous sa protection, et la délivre du poids de la condamnation qui pesait sur elle.

Et comme la petite fille, elle se trouve « guérie ».

La situation ici fait penser aux analyses développées par René Girard[4] sur la fonction du bouc émissaire et du sacrifice dans les sociétés d’avant le christianisme.

René Girard dit qu’une société, comme tout système, tend vers l’homéostasie. Elle va donc, pour assurer sa stabilité, désigner comme coupables des personnes qui vont incarner les péchés de tous, et qui vont être sacrifiées. Pour que ça fonctionne, la culpabilité des personnes ne doit faire aucun doute, leur innocence ne doit en aucun cas être révélée.

L’arrivée du christianisme et les messages de Jésus qui, dans un récit comme celui de la femme adultère, montrent que ces personnes portent les fautes de l’ensemble de la société, et donc ne sont pas des coupables, amènent une déstabilisation générale de cette société.

Car la verbalisation des choses cachées rend le sacrifice inopérant[.

  • Après que Jésus a parlé, plus personne ne peut lapider la femme adultère, la sacrifier ne « sert plus à rien ».
  • Après que le thérapeute a parlé, la petite fille peut « aller jouer », son symptôme-sacrifice est devenu inopérant.

On peut aussi remarquer que la forme que prend le « problème » est la même chez l’individu et dans le système.

  • L’impossibilité de dormir révèle une intranquillité profonde et la nécessité d’une vigilance constante ; cette intranquillité et cette vigilance sont présentes dans tout le système familial, du fait de la menace que fait peser la deuxième maman
  • Le péché d’adultère « commis » par la femme est le péché présent dans toute la société

Ainsi donc, on voit que le thérapeute et Jésus, grands renverseurs de tables, ont une efficacité toute particulière pour déstabiliser les systèmes et produire du changement.

Ils opposent tous deux un total contrepied aux demandes des acteurs du système (système familial, ou système sociétal), qui cherchent à les piéger ou à les mettre en échec.

Le thérapeute refuse de s’occuper de considérer le problème comme étant celui de la petite fille (comme l’ont certainement fait les psycho-intervenants passés avant lui, essayant de comprendre le mécanisme intrapsychique en jeu) autant que Jésus refuse de considérer le problème comme étant celui de la femme adultère.

Dans les deux cas, le « problème » se trouve être la manifestation d’un système qui cherche à rester en homéostasie, et repousse aussi loin qu’il peut la crise qu’il sent venir. Et le symptôme est porté par le plus faible (l’enfant, la femme).

En se plaçant sur un autre plan que celui où les autres acteurs du système cherchent à les piéger, le thérapeute et Jésus vont par leur comportement et leurs paroles faire que les choses cachées vont être révélées ; ceci va faire émerger la crise au grand jour, et rendre le maintien de l’ordre établi (famille ou société) impossible.

Cet exemple illustre une des proximités entre la systémique et le catholicisme ; elles sont nombreuses…


[1] En systémique, on manie les paradoxes, et on dit que tout problème est une solution.

[2] En systémique, tout système tend vers le statu quo

[3] Et imaginer sans doute un paradoxe, qui est un piège à l’envers

[4] Notamment dans « des choses cachées depuis la fondation du monde »

Vendez plus ! une illustration de comment réussir à échouer quand on recrute un commercial

VENDEZ PLUS !

Si les situations décrites dans cet article

semblent plus vraies que nature,

c’est parce qu’elles le sont :

dans la réalité, tout est moins simple…

Je voudrais vous raconter l’histoire d’une entreprise que j’ai vu fonctionner de près, et qui m’a offert une illustration saisissante de certains éléments de la pensée systémique.

C’est une entreprise d’une soixantaine de personnes qui vend et installe des systèmes techniques pour les bâtiments. Elle existe depuis 15 ans, a eu son heure de gloire, puis après moult erreurs stratégiques et dépenses incontrôlées a périclité et a finalement été rachetée par un de ses concurrents… 4 fois plus petit qu’elle. Après ce rachat, très douloureusement vécu par des salariés que l’on n’avait cessé de faire rêver à des lendemains qui chantent, et qui vivaient depuis toujours dans une culture d’arrogance et de mégalomanie vis-à-vis de leurs concurrents (comme de leurs clients d’ailleurs…), il s’est agi de « redresser la barre » ; le chiffre d’affaire s’affaissait et la production était mal maîtrisée, techniquement et financièrement…

Les nouveaux actionnaires ont donc « mis la pression », comme on dit, pour que les commerciaux « vendent plus ».

L’entreprise avait beaucoup investi pour développer un produit « haut de gamme », offrant des fonctions avancées de gestion technique, produit plus sophistiqué mais aussi plus cher et plus délicat à installer que les produits concurrents. La population commerciale n’avait que peu été renouvelée, était dans des querelles permanentes de territoire et l’obsession des règles de commissionnement, qui faisaient l’objet de discussions houleuses et incessantes, autant en groupe qu’en tête à tête, et mobilisaient une énergie considérable.

Et les injonctions venaient, toujours plus fortes « vendez plus ! »

Et derrière les injonctions, chacun entendait les menaces et les peurs ; sinon quoi ?

Sinon vous serez virés

Sinon on va devoir licencier

Sinon on va couler

Or la vente dans ce métier est une vente à cycle long ; il faut souvent plusieurs années avant qu’un affaire aboutisse ; il faut de la patience, de l’intelligence « politique », et pour ne pas se décourager face aux délais et aux aléas … du soutien et de la sécurité.

Et on pointe le doigt sur les commerciaux

Sont-ils fainéants ?

Incapables ?

N’ont-ils donc aucun sens des responsabilités pour mettre l’entreprise en péril de telle manière ?

Vont-ils enfin cesser de ne penser qu’à leurs commissions et se mettre au travail ?

Les actionnaires tournent en rond autour de ces questions… et les commerciaux, sans arrêt sur la sellette, se sentent de plus en plus menacés et les chiffres sont mauvais et la pression s’accentue.

Ce sont des ingérables, ils n’en font qu’à leur tête, il faut leur coller un chef.

On recrute un chef et on place en lui tous les espoirs. Voilà enfin la solution !

Le chef arrive, et il commence à faire remarquer, avec plus ou moins de diplomatie et de sens politique, c’est selon, que …

Le produit cher et sophistiqué est adapté à des « grands bâtiments », pour des usages pointus

Mais que cette équipe commerciale là, avec son histoire, ses réseaux, son « niveau d’approche des clients »  est mal à l’aise avec ce produit

Et puis, y a-t-il vraiment un marché pour un produit comme ça ?

Le responsable du développement produit monte aussitôt sur ses grands chevaux ; SON produit est idéal, mille fois mieux que le produit précédent ; et depuis 3 ans, 4 ou 5 personnes l’améliorent en permanence ; c’est vrai qu’il y a des problèmes sur les installations « terrain », mais c’est à cause des techniciens ; ils ne sont pas au niveau, ils ne comprennent rien et en plus ils sont un peu fainéants !

Le responsable technique s’énerve ; il y a des anomalies dans tous les sens sur ce produit et là où les gars mettaient 1 heure pour installer, il leur en faut maintenant 4 ; on voit bien que ce produit a été développé par des gens qui ne vont jamais sur le terrain et n’ont pas la moindre idée des contraintes des techniciens !

Changer le produit car il n’y a pas de marché pour lui ?

Changer l’équipe commerciale qui ne sait pas vendre ce produit ?

Changer les techniciens qui ne savent pas installer le produit ?

Changer l’équipe développement produit qui ne connaît rien au terrain et développe des produits qui ne correspondent à aucune demande ?

Changer le nouveau directeur commercial qui trouve sans arrêt des prétextes pour essayer de se soustraire à ses engagements ; il a quand même été recruté pour vendre plus après tout !

Pour couronner le tout, ça grince des dents parmi les commerciaux ; «  le nouveau » veut créer une « équipe », il dit que il faut s’entraider, qu’il faut être réaliste, les concurrents sont là et bien là et ils sont bons, il dit que ce sera dur, que les lendemains qui chantent, ce n’est pas pour tout de suite.

Il s’atèle à la redéfinition des territoires et à la modification de certaines règles du commissionnement, il consulte les uns et les autres, mais ça ne convient évidemment pas à tous, et beaucoup vont se plaindre auprès des actionnaires

« Il ne connaît pas assez bien le métier ; chez nous, c’est différent de chez les autres »

« Il vient d’une plus grande entreprise, il ne connaît pas les PME. »

 « Il a trop de diplômes, il a une vision trop théorique des choses ; il ne connaît pas le terrain »

C’est selon…

Après quelques mois d’efforts intenses, notre nouveau directeur commercial n’a pas réussi à redresser la barre du chiffre d’affaire, les commandes sont plus que jamais en berne et les tensions dans l’équipe commerciale et dans l’équipe dirigeante sont à leur comble

Alors le verdict tombe, erreur de recrutement, il doit s’en aller.

Ca n’a pas marché ?

Qu’à cela ne tienne ; ce n’était tout simplement pas la bonne personne…

Recrutons un nouveau directeur commercial ; cette fois nous prendrons un cabinet pour nous aider… et un bon !

Cette entreprise est actuellement en danger de mort.

Cette histoire m’amène aux réflexions suivantes :

Voilà une entreprise qui est confrontée à une impasse stratégique ; elle doit s’adapter au marché, ce qui est le lot de toutes les entreprises à un moment ou un autre ; mais  ni l’équipe dirigeante, ni les actionnaires ne parviennent à se représenter le ralentissement de sa performance comme autre chose que l’effet d’une moindre efficacité commerciale sur le terrain. Tous réagissent alors par des injonctions de type « vendez plus », sans regarder la vraie nature du problème… et par là même le renforce.

Le recrutement des commerciaux et plus encore des directeurs commerciaux, dans des contextes de ralentissement de l’activité est extrêmement délicat ; les ralentissements d’activité cachent bien souvent des problèmes profonds de fonctionnement et/ou de stratégie de l’entreprise, que le malheureux commercial / directeur commercial n’aura évidemment pas le pouvoir de régler seul ; il se trouvera alors piégé dans une « double contrainte », du type « changez (vendez plus) mais ne changez rien (laissez nous fonctionner comme avant) » et il sera « bouc émissarisé » et éjecté du système[1].

Il est donc fondamental de sortir d’une approche un peu naïve de ce type de recrutement, car quelles que soient la compétence, la bonne volonté et la motivation du candidat, les choses risquent fort de tourner mal.

La pression du « vendez plus », qu’elle se matérialise par le recrutement de commerciaux ou par l’accentuation de la pression commerciale sur les équipes en place est LA solution que les entreprises choisissent presque toujours quand elles sont confrontées à une érosion de leur chiffre d’affaire ; mais cette « solution » est une manière d’éviter de se confronter aux difficultés structurelles de l’entreprise ; elle permet de se débarrasser à bon compte, et sur le dos de quelques boucs émissaires des problèmes de fond.

Malheureusement, elle conduit souvent l’entreprise à encore moins de chiffre d’affaires.

Sans même parler des dégâts humains qu’elle laisse dans son sillage…


[1] Les habitués de la pensée « systémique » et de l’école de Palo Alto retrouveront des thématiques qui leur sont familières :

– Quand le problème, c’est la solution (ou plutôt les tentatives de solution)

– Faire toujours plus de la même chose, surtout si c’est inefficace

En bref,  comment réussir à échouer ?